Bruxelles sans pub : une utopie (con)damnée ?

29 novembre 2030. Le réveil sonne. Avant de jouer ma mesure de la partition automnale bruxelloise, je me laisse happer par mes notifications nocturnes. D’un réseau social à un autre, je flâne dans les boulevards numériques. Pas une trace de ce qui nourrit mon envie d’attaquer ma journée… Je le sais, depuis un an la date est cochée. Et pourtant, aucun slogan. Aucune injonction à l’achat. Aucun produit en gros plan. Ils l’appellent “vendredi noir” certes mais moi, j’aimais bien être frappé par toutes ces couleurs. - 20 %, - 50 %, - 70 %. Du bleu, du jaune, du rouge. Pourtant aujourd’hui, les couleurs grisantes laissent place à la transparence des murs sociaux.

Mais oui… Comment ai-je pu l’oublier ? Iels en parlaient hier aux infos. Bruxelles vient d'entériner le projet d’interdiction complète de la publicité. Encore plus loin que les villes de Grenoble ou de São Paulo, la capitale européenne a tranché. En ligne, à la télévision, à la radio ou dans l’espace public, plus de place aux stimuli mercantiles. 

Peu importe, assez perdu de temps. J’enfile ma tenue. Ne serait-ce pas là une bonne journée pour porter cette chemise dont les logos prennent plus de place que la couleur de fond ? En voilà un beau pied de nez. Dehors, les feuilles tombent. Celles des arbres tout comme celles sur les abribus. Direction le centre-ville. De Brouckère. Au sommet du feu hôtel Continental, plus de trace de ce mythique logo rouge et blanc. À la place trône en lettres capitales « BRUXELLES, MA BELLE ».

Après toutes ces années, j’ai l’impression que je ne pouvais réellement la découvrir qu’une fois mise à nue. Je pensais la connaître, ma capitale, mais je me surprends à contempler ces façades devant lesquelles je passais sans daigner les regarder.

Les « 2+1 gratuits » laissent place aux messages engagés, aux œuvres visuelles et aux vers de poésie. Loin du fade, la ville s’orne de beau et met du baume.

Mon envie de faire les vitrines s’estompe. Cap vers le Nord. Blotti au fond du bus 88, je pars à la recherche du moindre signe publicitaire qui serait passé entre les mailles du filet. Cette voiture dont chaque centimètre de la carrosserie vante les mérites du meilleur plombier ? Cette enseigne qui aurait oublié de retirer ses affiches invitant les piéton·ne·s à découvrir « le meilleur burger de la ville » ? Ou encore ce spot publicitaire dans mes oreilles en guise d’intermède entre mes deux sons préférés.

Mais rien. Rien si ce n’est tout. À chaque coin de rue, dans des bribes de conversations se distinguent des noms de marque. Autrefois martelés sur les vitrines, spots radio, en ligne ou à la télé, ils se cachent entre les lèvres de celleux même que l’interdiction de la publicité vise à protéger. « Tu devrais essayer X. » « On a été manger chez Y. » « Pas mieux que Z pour ça. » 

Alors, fatalité d’un modèle de société qui a gagné beaucoup trop de terrain pour être vaincu ? Ou phénomène naturel existant depuis la nuit des temps ? Quoi qu’il en soit, le paradoxe est réel.

16:42. Le ciel bleu clair prend des teintes de plus en plus foncées. Si ce n’est lorsque le soleil est d’humeur artistique en se couchant, il m’arrive très souvent de ne même pas distinguer le passage du jour à la nuit. Il faut dire que l’abondance d’éclairage dans la ville n’aide pas. Enseignes lumineuses, abribus et autres écrans publicitaires participent à la sensation de jour permanent. Pourtant aujourd’hui, le début de soirée n’est pas passé que je commence à peiner à me situer. Déboussolé, je me rends compte que cette pollution lumineuse me servait de système de navigation vivant.

Les réflexions philosophiques me parcourent. Pourquoi l’humain cherche-t-il tant à prolonger le jour ? L’arrivée de la nuit ne devrait-elle pas rimer avec la fin de journée ? Non seulement celle qui désigne les moments faits de lumière mais aussi celle qui ponctue notre rythme de travail. Sur le chemin vers chez moi, je passe devant une allée fréquentée. Les fumées chaudes et épicées s’échappent des cuisines de ces restaurants du monde. Sur le trottoir, les serveur·euse·s sont à l’affût de potentiels client·e·s. Cartes à la main, iels m’accostent chacun·e à leur tour pour m’inviter à prendre place dans leur gargote.

Je souris. Les dispositions légales n’y peuvent rien. Tout est publicité. L’interdire, pourquoi pas ? Mais la publicité n’est peut-être pas le vrai débat... Bruxelles, la ville, l’espace public. Les vrais enjeux ne résident-ils pas plutôt dans notre rapport à la cité ? Comment se réapproprier un endroit dont l’on arpente les rues au quotidien sans pouvoir saisir tout le potentiel de la beauté, couverte par des messages publicitaires plus invasifs les uns que les autres ?

19 mai 2024. Le réveil sonne. Rêve ou cauchemar ? Ce qui est certain, c’est que les black fridays ont de beaux jours devant eux. À l’approche des élections, l’interdiction de la publicité dans l’espace public n’est pas une priorité pour la grande majorité des partis politiques. Les collectifs anti-pub bruxellois ne se laissent pas abattre et continuent de mettre la pression. Pour autant, les vendredis noirs ne sont pas près de prendre un sens littéral en s'effaçant dans la pénombre d’une ville dont les enseignes lumineuses ne joueraient plus aux trouble-fêtes de la nuit.

Ilyas Boukria
19/5/2024

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