Bruxelles, terrain d’(en)jeu (dé)colonial

Le 20 juin dernier marquait les 64 ans de l’indépendance du Congo. Un pays dont une partie de l’histoire est tristement liée à la Belgique. Des décennies de colonisation, des millions de mort·e·s et d’innombrables exactions. Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de consensus politique sur la position que la Belgique doit adopter au regard de son passé colonial. Pire, l’espace public regorge de symboles coloniaux vecteurs d’un récit partial. Une réflexion sur l’espace public ne peut omettre la question des vestiges du passé colonial belge. Retour sur les balises historiques, l’état des lieux, BLM, les initiatives militantes et associatives et le rapport du groupe de travail bruxellois « Vers la décolonisation de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale. »

En parler ou éviter le sujet ? Assumer ou s’excuser ? Restituer, reconstituer ou ni l’un, ni l’autre ? Depuis le 30 juin 1960, le tristement célèbre « Congo belge » n’est heureusement plus. Quant à eux, les débats autour de la position à adopter au sujet du passé colonial du plat pays n’ont jamais cessé depuis. 64 ans après l’indépendance du Congo, les questions divisent encore sans vergogne la classe politique belge. Parmi elle, nombreux·se semblent en effet négliger l’urgence d’apporter des réponses à ces question… D’autant plus que chaque jour voyant la capitale célébrer des figures coloniales dans son espace public est perçu comme un affront supplémentaire par les victimes directes et indirectes de l’horreur entreprise par Léopold II au Congo.

Pour admettre cette urgence, il est nécessaire de comprendre l’histoire derrière les symboles. Après avoir joui de la propriété privée de l’État indépendant du Congo pendant 23 ans, le roi des Belges, Léopold II, décide d’en « faire don » à la Belgique en 1908. Les 52 années suivantes resteront gravées dans l’histoire comme un des chapitres les plus sanglants de l’humanité. Avant de devenir la République démocratique du Congo (RDC) avec son indépendance le 30 juin 1960,le peuple congolais a vu, selon les différentes estimations, entre cinq et dix millions des sien·ne·s mourir, des exactions dont l’horreur est difficilement dicible mais aussi, pour couronner le tout, une réécriture grossière de l’histoire présentant son bourreau comme humaniste et philanthrope, allant même jusqu’à le surnommer « le roi bâtisseur » et à présenter le résultat de sa mégalomanie comme une colonie modèle à l’Expo 58.

Les contre-discours nourris de témoignages de contemporain·e·s et de travaux d’historien·ne·s permettent aujourd’hui à tout un chacun·e de comprendre la réalité du drame colonial dont la Belgique a été l’autrice au Congo. Et pourtant, l’espace public belge pullule encore aujourd’hui de références à son passé colonial.Qu’elles soient sous forme de toponymes, de statues, de bâtiments ou d’autres constructions, on compte plus de 450 références à la colonisation belge sur notre territoire. Dans la capitale, une soixantaine de noms d’avenues, de places et de rues renvoient à l’époque coloniale. Aucun d’entre eux ne porte d’ailleurs le nom d’une femme. Certain·e·s argueront même que c’est dans l’omission que le récit partial du passé colonial dans l’espace public est le plus visible. En effet, de nombreux éléments de l’histoire n’ont pas voix au chapitre dans nos rues. C’est le cas notamment des tombes des soldats congolais ayant combattu sur l’Yser pendant la Première Guerre mondiale et qui ne sont pourtant pas associés aux commémorations officielles de la guerre.

L’anthropologue Martin Vander Elst ne s’y trompe pas : « On minimise souvent l'impact de la monumentalité. Des statues telles que celles de Léopold II ont été érigées dans un but de domination. » Ça, le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations l’a bien compris. Pour répondre à ce constat et pallier les manquements de l’histoire officielle, le CMCLD organise depuis 2010 des visites guidées décoloniales dans l’espace public et compte pas moins de vingt parcours différents dans la Région de Bruxelles-Capitale et la Région Wallonne. Une initiative dans laquelle plusieurs mouvements comme les ASBL Bamko, Bakushinta et le MRAX se sont inscrites. Tous·te·s avec les mêmes revendications : une contextualisation permanente des symboles coloniaux déjà existants dans l’espace public ainsi que la création de nouveaux symboles au nom de personnes – surtout des femmes – ayant lutté contre la colonisation et pour la liberté des peuples. Une forme de militance qui a d’ailleurs porté ses fruits avec la reconnaissance officielle du square Patrice Émery Lumumba le 30 juin 2018, dans le quartier symbolique de Matongé.

Une victoire avant un tourant. Ces quatre dernières années ont vu le combat contre le récit partiel et partial du passé colonial belge dans l’espace public passer la vitesse supérieure. La dimension significative prise par le mouvement Black Lives Matter en 2020 suite à la mort de Georges Floyd, étouffé sous le genou d’un policier aux États-Unis, n’y est pas anodine. Ce soulèvement populaire a remis sur la table la nécessité d’une réflexion sur les vestiges coloniaux dans l’espace public belge. Dans un premier temps, cette nécessité s’est matérialisée par la dégradation de nombreuses statues de Léopold II à Bruxelles et dans les quatre coins de la Belgique. Ce moyen d’action pénalement répréhensible, certes efficace d’un point de vue médiatique, ne pourrait cependant être confondu comme étant une solution pérenne, ne serait-ce qu’en raison des risques encourus par leurs auteur·rice·s.

La même année, un groupe de travail est initié par Pascal Smet, ancien secrétaire d'État bruxellois à l'urbanisme et au patrimoine. Sa mission est claire : étudier la présence de symboles coloniaux dans l’espace public en Région bruxelloise afin d’émettre des recommandations concrètes au Gouvernement bruxellois. Après un an et demi de travail, les 14 personnalités issues du monde associatif et académique recommandent une analyse argumentée au cas par cas des symboles coloniaux. Selon lui, la destruction doit demeurer exceptionnelle : « Il ne s’agit en aucun cas d’effacer l’histoire mais de la raconter plus justement, afin de ne plus laisser le monopole au récit colonial. » Parmi les principales recommandations du groupe de travail, on retrouve : la création d’une journée commémorative autour de la période coloniale, le soutien aux initiatives de sensibilisation du secteur associatif, l'érection d’un mémorial en hommage aux victimes de la colonisation ainsi qu’une révision des toponymes faisant référence à des « héros coloniaux » par des noms de femmes et/ou des personnes de couleur liées à la colonisation belge.

Les 256 pages du rapport représentent bien plus qu’une avancée symbolique dans l’histoire (post-)coloniale liant le Congo et la Belgique. En 2022, les Journées du Patrimoine axées sur les traces de la colonisation ont marqué le premier pas du plan d’action en 14 points : « Vers la décolonisation de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale. » Un travail de longue haleine dont la concrétisation reposera sur le prochain Gouvernement bruxellois. Presque de manière prémonitoire, le groupe de travail alertait déjà sur des éléments indissociables à la décolonisation et de plus en plus bafoués dans les récents débats politiques : « Quel sens y aurait-il à truffer en quelque sorte Bruxelles de statues de Lumumba si les Belges d’origine africaine subsaharienne sont minorisés dans l’enseignement, ne sont pas en mesure de trouver du travail ou un travail correspondant à leur qualification, sont discriminés sur le marché du logement, meurent dans des circonstances suspectes lors d’interventions policières, etc. ? Cela ne signifie pas pour autant que la décolonisation de l’espace public ne serait qu’un dossier symbolique. Le racisme est un phénomène aussi vaste que complexe, qu’il convient dès lors d’aborder dans tous ses aspects. » L’enjeu est de taille. Nos représentant·e·s politiques sauront-t-iels se montrer à la hauteur de leurs responsabilités ?

Ilyas Boukria
4/8/2024

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