Impossible d'aborder l'intelligence artificielle sans mentionner son utilisation nauséabonde par l'armée israélienne en Palestine occupée. Dépassant tout cadre légal, les dispositifs de contrôle et de reconnaissance faciale pullulent là où les yeux résilients de Silwan cohabitent avec les yeux vils de la technologie.
En situation d’occupation, la Puissance occupante a le devoir de garantir un certain nombre de droits à la population qu’elle occupe. Israël n’a en théorie pas le droit de torturer, d’exécuter sans jugement, de détruire les biens… Lorsqu’elle s’est penchée sur le “Mur de Sécurité” construit par Israël, la Cour internationale de Justice a rappelé que les Palestinien.ne.s conservaient, même en situation d’occupation, un droit à la vie privée et familiale. Mais la protection des données personnelles, la reconnaissance faciale, le droit de retrait de ses informations privées ? Est-ce prioritaire de s’en occuper en situation de guerre ?
Parresia vous montre que ces questions de données personnelles, qui peuvent paraître abstraites de prime abord, sont en fait essentielles, et ce sont même les populations les plus martyrisées qui en témoignent. L’intelligence artificielle est un outil, mais de quoi ses algorithmes se nourrissent-ils ?
Nous vous en avions déjà parlé : en mai 2023, Parresia s’est rendu en Palestine. Malgré les raids constants sur le campus de Bir Zeit et l’occupation de l’ensemble de la Palestine, pour nous, voyageur·euse·s étranger·ère·s, c’est dans les villes “mêlant” le plus Israélien·ne·s et Palestinien·ene·s que la pression était la plus intense, l’oppression la plus palpable.
Commençons par Hébron, ville tristement connue pour sa division par Israël en deux zones: H1 et H2, la seconde étant totalement sous contrôle de l’oppresseur. Là-bas, des filets sont suspendus au dessus des rues et des balcons pour protéger tout·e passant·e des ordures jetées par les colons depuis les étages supérieurs. Dans cette même ville, on reste pantois·e devant la tombe en l’honneur du terroriste Baruch Goldstein. De notre périple à Al-Khalil (nom arabe de cette cité), on se souvient de ces soldat·e·s israélien·ne·s (tant hommes que femmes, mais surtout visiblement jeunes) posté·e·s à l’entrée du secteur H2. Ces fidèles de Tsahal qui ont empêché celleux d’entre nous identifiée·e·s comme arabes et/ou musulman·e·s de passer “de l’autre côté”, “assigné·e·s à résidence H1”. Nous étions pourtant toustes muni·e·s d’un passeport belge, ce fameux sésame occidental ; celui qui permet de ne pas être considéré·e comme Palestinien·ne et d’échapper, le temps d’un séjour, à l’apartheid qu’iels vivent.
La zone H2 de Hébron a pour seule utilité d’être une expérience palpable d’occupation, même pour les “touristes” occidentaux·ales que nous sommes, enfin du moins celleux présentant le bon nom ou le bon faciès. Car le secteur H2, dont les rues abritaient jusqu’en 1994 l’un des plus grands marchés du monde arabe, est désormais fantomatique. Plus une âme qui vive. Seulement et uniquement des colons armés, toisant les étranger·ère·s. Aucune fleur au fusil, mais la kalach en bandoulière et une surreprésentation de la “fameuse” Force de défense d’Israël. Les dernier·ère·s Palestinien·ne·s rasent les murs, la plupart d’entre elleux ont disparu. Dans le jargon israélien, la zone a soi-disant été “stérilisée”. En réalité, l’endroit n’a pas seulement été “vidé” de sa population originelle, c’est son âme qui a été arrachée.
Est-il possible que H2 compte plus de robots que d’habitant·e·s ? L’odeur glauque de la colonisation en action empêche bien souvent de le remarquer, mais les rues sont truffées de dispositifs de surveillance et de systèmes de reconnaissance faciale. C’est ici que l’IA intervient : Big Netanyahu is watching you, et ce n’est pas une fiction.
On avait déjà connaissance des quatre termes requis pour qualifier la tragédie palestinienne :Génocide - Occupation - Colonisation - Apartheid. Dans son rapport parlant d’ “apartheid automatisé”, Amnesty International dénonce la manière dont les technologies basées sur l’intelligence artificielle resserrent les griffes de ce système d’oppression sur les Palestinien·ne·s.
Tout commence par une base de données israélienne : le Wolf Pack. Il contient les informations récoltées sur un maximum de la population palestinienne, sans qu’un but légitime ne soit évidemment poursuivi, et bien entendu, sans le consentement des personnes fichées. Pas de RGPD. en territoires occupés.Quand les Palestinien·ne·s arrivent à un checkpoint, un·e soldat·e relève son identité et passe un appel pour accéder au Wolf Pack. Feu vert ou feu rouge ? En fonction des informations précédemment rassemblées, le·la soldat·e décide si la personne palestinienne peut ou non franchir le passage.
Mais grâce à l’application Blue Wolf, il n’est même plus nécessaire de demander à un·e agent·e de consulter le Wolf Pack. Il suffit désormais pour le·la soldat·e de scanner le visage de la victime et d’y associer la bonne identité pour que les informations contenues au sein du Wolf Pack apparaissent. En plus, comme le stipule Amnesty, l’usage de Blue Wolf est rendu ludique, et les soldat·e·s sont incité·e·s à scanner le plus de visages (palestiniens) possible. Pour les gardes basé·e·s aux postes-frontières, Blue Wolf est devenu le “Facebook des Palestinien·ne·s”.
Avec Red Wolf, l’étau de la surveillance se resserre encore. Red Wolf est un système qui associe le visage des Palestinien·ne·s à des informations de manière quasi automatique. Grâce à une technologie de reconnaissance faciale, il suffit que les caméras la filment et/ou la photographient pour que la victime soit fichée. C’est plus rapide : plus besoin de prendre les papiers ou de consulter un registre. Le rapport d’Amnesty propose des témoignages qui démontrent que la crainte des Palestinien·ne·s est encore plus grande lorsque l’intelligence derrière le checkpoint est artificielle. Si le système ne reconnaît pas la victime, elle ne pourra pas passer. Si le dispositif classe la personne comme “dangereuse”, elle sera bloquée. Le prétexte de la fluidité des contrôles accroît l’inhumanité de la surveillance et l’emprise de l’apartheid.
Malgré sa célébrité, son attrait touristique et son côté “multiculturel” qui attire les visiteur·euse·s du monde entier, Jérusalem fait partie de ces magnifiques endroits qui suscitent le malaise lorsqu’on s’y penche de plus près. Là encore, comme à Hébron, la colonisation s’inscrit au coeur même des quartiers, directement dans les lieux de vie de la population. Il y a les drapeaux israéliens qui jonchent la Vieille Ville pour marquer le territoire des colons s’étant appropriés une maison. Il y a le célèbre quartier de Sheikh Jarrah où les habitant·e·s peuvent se retrouver du jour au lendemain dépossédé·e·s à cause d’une tente posée dans leur jardin, prélude d’une future “expropriation”. Près de la colline qui mène de l’Église Orthodoxe à l’Esplanade des Mosquées en passant par l’ancien cimetière juif, il y a Silwan, ce village-quartier palestinien si particulier. Et soudain, on les repère : des yeux qui nous regardent, grands ouverts, peints sur les façades de nombreuses maisons. Trop de maisons pour que ce soit une coïncidence. “On vous voit”, tel est le message adressé aux Israélien·ne·s qui prospectent avidement au coeur de ce magnifique endroit que les remparts séculaires de Jérusalem ne parviennent pas à protéger des prétentions coloniales.
Jérusalem serait belle si elle n’avait que les yeux de Silwan pour nous regarder. Malheureusement, la vieille Cité est un enfer technologique. Comme à Hébron, les caméras sont partout. Les témoignages recueillis par Amnesty expliquent que les Palestinien·ne·s se sentent surveillé·e·s jusque dans leur maison. Iels n’osent plus militer, protester, se réunir ou tout simplement se déplacer.Plusieurs entreprises fournissent les globes oculaires de ces intelligences artificielles capables de lire sur les lèvres, de reconnaître les visages et de prédire les comportements suspects. Parmi les fournisseurs de caméras reconnaissantes, prédictives et dites intelligentes, il y a Hikvision, entreprise publique chinoise connue entre autres pour proposer des dispositifs intelligents reconnaissant et traquant les personnes ouighoures.Les “bonnes pratiques” s’exportent.
Bien entendu, Israël utilise aussi ses propres technologies. Parmi les sociétés productrices de dispositifs de surveillance, il y a Elbit Systems, célèbre fournisseuse de drones-tueurs qui officient à Gaza ou encore de drones-espions qui sévissent à Jérusalem-Est et dans le reste de la Cisjordanie. Elbit est connue en Belgique pour y posséder une filiale qui a fait l’objet de nombreuses tentatives de blocages du fait de ses activités dans les territoires palestiniens occupés.
On pourrait aussi s’intéresser à BriefCam, qui propose notamment un service de visionnage de vidéos de surveillance en accéléré et en résumé, afin d’en extraire les informations essentielles. Sur quelles bases se construit ce résumé vidéo ? Sur quels présupposés ? Telles sont les questions soulevées par la Ligue des Droits Humains, puisque les technologies de Briefcam ont été utilisées dans plusieurs villes belges . Securitas Belgium en est elle aussi cliente.
Mais peut-on faire confiance à des outils qui ont été testés sur des populations colonisées, opprimées, vouées au silence ? Peut-on imaginer l’espace d’un instant que des dispositifs de surveillance puissent d’ailleurs être d’innocentes et efficaces technologies, ici contrairement à là-bas ? Lorsque les intelligences artificielles se nourrissent de nos données pour renforcer l’oppression, il est plus que temps de prendre conscience que c’est peut-être par le grignotage de la vie privée que les dominations de demain se construiront.