Le ventre des mères comme champ de bataille : l’enjeu démographique en Palestine occupée

« Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire. » Ces mots prononcés par la figure de la résistance palestinienne Yasser Arafat illustrent les enjeux de la maternité dans la situation en Palestine. Ne fermons pas les yeux. Renseignons-nous. Parlons-en.

Tous les médias se sont emparés de ce qui se passe actuellement dans la bande de Gaza. Le siège, les bombardements, la tragédie. Parmi ce flot de nouvelles désespérantes et révoltantes, une information s’est faite, en comparaison, plus discrète. Wikileaks a révélé, via un site israëlo-palestinien nommé Mekomit, le contenu d’un document rédigé par le Ministère des Renseignements israëlien. Son objet ? Etudier les issues possibles à la situation gazaouie.La solution retenue ? Le “transfert” des populations gazaouies en Egypte ou dans d’autres pays arabes voire occidentaux.Le document serait à portée “seulement” consultative, et n’engage à rien. Il témoigne cependant d’une vision du monde où la femme, et plus particulièrement son ventre, tient malheureusement, encore une fois, une place centrale. Mais quel rapport entre maternité et menace de “transfert” des Gazaoui.e.s ?

Il faut le dire, le répéter et le marteler. Dans une situation de guerre, de conflit, de génocide, de colonisation, peu importe, la seule boussole  doit être celle de la justice et de l’humanité. Qu’importe qui a commencé, qui est en tort, qui a raison, la perte d’une vie humaine est un drame dont il ne faut jamais se féliciter. On ne devrait pas se sentir obligé d’évoquer un contexte pour déplorer décès et souffrances. Mais les victimes palestiniennes sont décrites, peut-être moins avec l’actualité qui se fait toujours plus tragique,  comme de fâcheuses nécessités, pour reprendre les termes de Tocqueville évoquant la colonisation de l’Algérie. Notre avis, c’est que les palestinien.ne.s sont déshumanisés, comme on l’a exprimé dans notre prise de position sur la Palestine. Alors souvent, pour parler des crimes subis en ce moment par le peuple palestinien, sous black-out total, on égrène encore et encore le contexte comme une litanie du malheur : blocus, colonisation, occupation, apartheid. Comme si le mal subi par un.e humain.e quelqu’il soit, ne serait pas suffisant pour qualifier ledit mal de crime à condamner. Mais pour une fois, notre focus sur l’historique du “conflit israelo-palestinien” ne servira pas à rappeler la dignité de sans-voix, mais appellera à la vigilance face à des représentations hors-la-loi. Car le mot “transfert” n’a rien d’anodin, et pour mesurer à quel il point pèse lourd en ce moment, il faut faire un retour sur les origines du “conflit israëlo-palestinien”.

“Le pêché originel d’Israël”: la Nakba

“Ce que je reproche à Ben Gourion [fondateur de l’Etat d’Israël, NDLR], ce n’est pas d’avoir expulsé les Palestiniens, mais de n’avoir pas été jusqu’au bout : s’il avait expulsé les 165000 Arabes qui sont restés sur le sol d’Israël et qui sont aujourd’hui plus d’un million, notre problème serait réglé ”.

Ce propos cynique et brutal a été tenu par Benny Morris, qui fait partie du mouvement des “nouveaux historiens israëliens”, chercheurs qui ont entrepris de revoir les mythes fondateur de la création de l’Etat d’Israël. Ce faisant, ils ont rejoint les Palestiniens dans leur dénonciation de la Nakba, cette grande catastrophe qu’est l’expulsion de 700 000 israëliens et le nettoyage ethnique de la Palestine historique en vue de créer Israël en 1948. En général, les autres “nouveaux historiens israëliens” ne partagent pas ce genre de discours, car ils sont plutôt critiques envers Israël et sa politique de colonisation et d’occupation. Benny Morris fait figure d’exception : certes, il reconnaît qu’ Israël ne s’est pas crée de façon idéale et angélique, et a au contraire été bâti sur l’expulsion des Palestiniens. Mais pour lui, Israël n’avait pas tort : il l’affirme, la Nabka était en quelque sorte  nécessaire à la survie du peuple juif.En clair, peu importe les massacres, les expulsions. Le but d’Israël est d’être un foyer pour le peuple juif. Or, ce foyer s’est construit en Palestine historiquement arabe. Pour construire un Etat juif en Palestine, il incombait donc d’expulser les Arabes pour y mettre les Juifs à la place, et d’en expulser suffisamment, car un Etat Juif se doit d’avoir une large majorité juive pour être viable. C’est aussi simple et cynique que ça, c’est ce qui explique ces propos choquants de Benny Morris et c’est ce qui entraîne aussi cette obsession démographique centrale dans le “conflit israëlo-palestinien”.

La question démographique

Maintenir une majorité démographique juive, un enjeu sécuritaire pour Israël ? De droite comme de gauche, les politiques  israëliens partagent cette opinion.La gauche israëlienne traditionnelle est en général perçue d’un bon oeil par le public occidental, parce qu’elle est laïque, “moderne” et présentée comme partisane de la dite “solution à deux Etats”, qui paraît équilibrée sur papier, puisqu’elle consiste à accomplir le plan de l’ONU prévu au moment du partage de 47. Mais, on l’a vu, ce découpage pensé dans un contexte colonial a été décidé sans aucune consultation ni assentiment des populations locales. De plus, les réfugiés palestiniens expulsés au cours de la Nabka, sans oublier leurs descendants, considèrent qu’il ne serait que justice qu’ils puissent retourner sur leurs terres d’origine, dont celles où se situe actuellement l’Etat d’Israël, surtout que,  la “loi du retour” israëlienne permet à quiconque en remplit les critères de “retourner” en Israël, alors que les réfugiés palestiniens et leurs descendants, eux, n’en ont pas le droit. La “solution à deux Etats”, dont on peut dire qu’elle a crée ce “problème des réfugiés”, ne permet donc a priori pas de le résoudre.  Sans oublier qu’avec la colonisation, les frontières d’Israël ne cessent de s’étendre, et dans l’état actuel des territoires palestiniens, coupés en deux entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, complètement fragmentés, créer un Etat est tout simplement impossible.Quoiqu’il en soit, pendant longtemps, la menace démographique a été agitée par la gauche israëlienne. Et pour cause : l’idée, c’est qu’il fallait absolument créer deux Etats, l’un palestinien, l’autre israëlien, sans quoi la population arabe, plus nombreuse et faisant plus d’enfants,  finirait par absorber la population juive. Les deux peuples devraient donc vivre de façon séparée.La droite israëlienne, vue comme ‘pro-colonies” et contre l’édification d’un Etat palestinien, s’intéresse aussi  au problème démographique.  Elle est opposée à la “solution à deux Etats” parce qu’elle considère que beaucoup de territoires palestiniens occupés devraient appartenir à Israël. On pense par exemple à Jérusalem-Est, à la ville d’Hébron, au Golan (territoire syrien), et n’oublions pas que la bande de Gaza elle-même était habitée par des colons jusqu’en 2005. En fait, la droite convoite l’ensemble de ce qui reste des territoires palestiniens. Elle ne parle pas de territoires occupés, mais “disputés”. Pour elle, les colonies sont des “implantations” et la Cisjordanie s’appelle la “Judée-Samarie”. Il n’y’a qu’un Etat, Israël, qui devrait s’étendre de la Méditerranée au Jourdain. Mais si l’ensemble des territoires palestiniens étaient annexés par Israël, qu’est-ce qu’il adviendrait de cette majorité juive indispensable pour préserver le caractère “juif” d’Israël ?

Concrètement, les Palestiniens seraient au total au nombre de 5 millions ( 3 millions de Palestiniens en Cisjordanie, 2 millions à Gaza). Israël compte 9 millions de citoyens, dont 2 millions de Palestiniens d’Israël (palestiniens ayant la nationalité israëlienne). Les chiffres diffèrent à quelques centaines de milliers près selon les sources mais on s’entend pour estimer que la population “arabe”, qui s’élève à 7 millions si on compte les Palestiniens d’Israël, les Cisjordaniens et les Gazaouis, est à peu près équivalente à la population juive.  C’est cette équivalence qui angoisse certains israëliens, et qui a amené pendant longtemps une bonne partie de la gauche israëlienne, entre autres, à prôner la fameuse “solution à deux Etats”.La droite annexionniste, de son côté, se veut “rassurante” : en réalité, le taux de fécondité des femmes palestiniennes ne serait désormais pas plus élevé que celui des femmes (de confession juive) israëliennes. Il faut aussi compter sur le taux de fécondité très dynamique de la population israëlienne dite “ultra-orthodoxe”. En fait, actuellement la droite et l’extrême-droite israëlienne prônent comme solution l’annexion future de l’ensemble de la Cisjordanie, et pour cela, il leur faut écarter le problème démographique, et démontrer que même si Israël annexait l’ensemble de la Cisjordanie, la population juive resterait majoritaire. On fait aussi beaucoup de projections sur l’avenir, en misant sur une baisse de la fécondité arabe et une hausse de la fécondité israëlienne, grâce notamment à l’augmentation de la population israëlienne qu’on peut qualifier de “religieuse” et d’ultra-orthodoxe, et qui fait plus d’enfants que la population dite “laïque”.

“Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire”

Même si la donne démographique est un aspect essentiel de ce “conflit” et que l’écriture des lignes précédentes est nécessaire, ça met quand même un peu mal à l’aise. Nombre d’enfants par femmes, comparaison du taux de fécondité entre “juives” et “arabes”…  Cette bataille de chiffres semble transformer la femme en usines à bébés, avec un impératif de procréation encore plus important qu’il ne l’est dans des circonstances normales.  Comme la Palestine occupée est au coeur de la convoitise d’Israël qui a un besoin vital de conserver majorité juive, le ventre des femmes est devenu le champ de bataille de cette guerre démographique imposée aux Palestiniens.

Dans le monde arabe et en Palestine en particulier, le taux de fécondité est globalement en baisse depuis une vingtaine d’années, ce qui va en général de pair avec l’augmentation du niveau d’éducation.  Mais il reste malgré tout assez élevé pour que les mouvements palestiniens y placent leurs espoirs.  Yasser Arafat, fondateur de l’Organisation de Libération de la Palestine, l’avait formulé en ces termes : “Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire”.  Malgré le haut taux d’éducation, malgré la colonisation israëlienne, la population palestinienne à Jérusalem, par exemple, a quand même quadruplé depuis 1967. Selon l’historien Vincent Lemire,  la fécondité des femmes palestiniennes est bel et bien vue comme un arme de résistance. En effet, en Palestine, “le niveau d’éducation et l’encadrement médical est un des plus élevés du monde arabe”, alors que le nombre d’enfants par femmes reste élevé : il s’agit pour l’historien d’une “aberration statistique”, signe d’un mouvement actif de résistance par la démographie.On s’arrange même pour que les prisonniers palestiniens puissent devenir pères depuis la prison. Grâce à des visites conjugales ? Non, puisque les prisonniers palestiniens en sont privés.  Pour procréer, le sperme des prisonniers est exfiltré clandestinement hors de prison, via des tubes, stylos et autres objets aussi discrets que possible, en profitant des visites familiales restreintes auxquelles ils ont - encore- droit. Le sperme est ensuite conservé dans des banques de sperme situées en territoires palestiniens. L’épouse se fait alors inséminer via la fécondation in vitro, qui est prise en charge gratuitement dans de nombreux centres en Cisjordanie.A Gaza aussi, la démarche est vivement encouragée. Les autorités du Hamas financent les opérations pour proposer la F.I.V. gratuitement aux familles.

Nettoyage ethnique à  Gaza ?

Revenons à la brutale actualité. Aujourd’hui,  la procréation clandestine ne figure pas parmi les priorités. Il s’agit de survivre.Dans la bande de Gaza, les bombardements sont incessants et on n’épargne même pas les hôpitaux et autres lieux de refuge et de préservation de la vie humaine.Il n’y’a plus de carburant, plus d’eau, plus d’électricité, plus de nourriture, plus de médicaments.On n’arrive pas à acheminer d’aide humanitaire.  Un cessez-le-feu n’est pas envisagé. On en est à 9000 personnes tuées, 23000 blessés, 1,4 millions de déplacés, sachant que le nombre de vies humaines fauchées s’aggrave à chaque instant.

Pourquoi l’usage d’armes aussi perverses que le phosphore blanc ? Pourquoi le sud de Gaza est-il aussi bombardé, là où on avait pourtant ordonné aux gazaouis de se déplacer, de façon cruelle, cynique, irréaliste et criminelle ? Dans ce contexte catastrophique, le document évoqué plus haut est encore plus grave. L’aspect démographique est un enjeu majeur de cette guerre coloniale. Sans Gaza, Israël s’assure une majorité juive non-seulement en Israël, mais aussi sur l’ensemble de la Palestine historique. Les conditions parfaites seraient réunies pour annexer l’ensemble de la Cisjordanie. Mais on le sait, au départ, Israël convoitait Gaza aussi. Le retrait de ce territoire martyrisé n’a jamais été digéré par bien des forces politiques en Israël. Ici et là, on appelle à “récupérer” Gaza.

L’ONU avait déjà prévenu que l’ordre d’évacuation de la population gazaouie pourrait être considéré comme un “transfert forcé de civils”, sachant  qu'il s'agit, à l'instar de la déportation, d'un crime de guerre.  C’est alors que sort ce fameux document proposant tranquillement le “transfert” d’êtres humains hors de Gaza. Sans oublier le tweet de l’institut Misgav, think-thank israëlien, retiré depuis, qui partageait un rapport présentant les avantages qu’Israël pourrait retirer à vider Gaza de sa population.

Même si ces propositions de “solutions” criminelles seraient, on l’espère en tout cas, irréalistes et à prendre avec des pincettes, elles trahissent un état d’ esprit beaucoup trop présent dans ce “conflit”, avec les indésirables d’un côté, juste bons à être “déplacés”, colonisés, occupés, et dont on surveille avec vigilance le taux de reproduction.La bataille des utérus est finalement le cache-sexe d’une déshumanisation constante, avec des études, des statistiques, des données,  des chiffres, où on compare le taux de fécondité des unes, et le nombre d’enfants produits par l’utérus des autres. Assimilées à leur ventre par idéologie de conquête coloniale, les femmes incarnent cette réduction de l’être humain qui perd toute singularité, et qui n’est plus qu’une statistique, car il est plus facile de briser la vie d’être humains lorsqu’on les déguise en chiffres.

Ines Talaouanou
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