Déconstruire pour mieux reconstruire. Les prismes sociologiques et anthropologiques sont des portes d'entrée idoines vers une meilleur compréhension de l'autre. Le sujet de la maternité permet de réfléchir de manière globale à la richesse des us et coutumes des populations mondiales. Au programme : ethnocentrisme, statut de mère et place de l'homme. Nuers, Côte d’Ivoire, France, Amazonie, Aborigènes d’Australie, Islam, Khasi du Meghalaya et Chine...
Le défi était de taille : rendre compte de la diversité anthropologique de la maternité alors que je suis un homme dans la vingtaine qui n’a jamais réfléchi plus loin qu’au modèle dans lequel il a baigné. Une mère biologique qui donne vie à son enfant, soutenue par son époux, père de famille et formant ce que je considère comme une famille classique : « rien de plus normal ». Ethnocentrisme quand tu nous tiens…
💡 « L'ethnocentrisme désigne la tendance plus ou moins consciente à considérer le monde ou d'autres groupes sociaux en prenant comme référence sa propre culture ou son propre groupe social, en privilégiant les normes sociales de son pays, en les valorisant systématiquement ou en les considérant comme supérieures. Cette surestimation du groupe social, ethnique, géographique ou national auquel on appartient peut conduire à des préjugés, au mépris des autres groupes ou cultures, voire au racisme. »
La Toupie
Nul besoin de décrire ma réaction lorsque j’apprends que le modèle familial tel que je le connais n’est qu’une construction sociale aux desseins multiples, comme le prouvent plusieurs sociologues tels que Bourdieu et Lenoir. Un premier étage de l’immeuble s’effondre. J’en viens alors à accepter de devoir me détacher de ce que j’ai toujours considéré comme normal pour mieux comprendre les différentes visions de la maternité et de la famille. Quoi de mieux que la sociologie et l’anthropologie pour m’y aider ?
Dans le cadre du dossier Parresia sur la maternité, j’ai pu assister à l’interview d’une sage-femme du nom de Nessrine. Le sujet de la possibilité d’être mère sans enfanter est arrivée dans les discussions qui ont suivi la rencontre. Difficile pour moi de comprendre comment cela pourrait être possible… On est bien « mère de… » et j’ai toujours considéré que c’est le fait de donner vie qui octroie ce statut. Je me suis trompé. Jusqu’à la fin du 20ème siècle, c’est bien cette acception qui était retenue dans les dictionnaires. Les Éditions Sciences Humaines notent cependant bien que dès 1990, le Grand Robert de la langue française, présente la mère comme « l'être humain appartenant au sexe féminin capable de concevoir les enfants à partir d'un ovule fécondé ». Dix ans plus tard, le dictionnaire de l'Académie parle d'un « être humain défini par ses caractères sexuels, qui lui permettent de concevoir et de mettre au monde des enfants ».
Ce changement de paradigme peut notamment être lié à l’émergence d’un nouveau courant féministe porté par Simone de Beauvoir dans la seconde partie du 20ème siècle. Avec celui-ci, la maternité n’est pas une vocation naturelle. L’accomplissement de la femme ne passe plus nécessairement par sa capacité de procréer. La femme peut choisir ou non de l’exercer. Un élément reste néanmoins immuable comme l’explique la chercheuse Yvonne Knibiehler : « la fonction maternelle chez les humains est toujours et partout une construction sociale, définie et organisée par des normes, selon les besoins d'une population donnée à une époque donnée de son histoire ».
Rien que le nom pose question : “maternité”... Comme si les mères étaient les seules responsables de l’éducation de l’enfant·e. Le professeur en sciences du langage Jean-Claude Quentel explique à ce sujet que la maternité/parentalité est par essence « épicène », c'est-à-dire que la fonction même de père ou de mère n'a pas grand-chose à voir avec le sexe biologique du parent.
Plusieurs exemples anthropologiques l’attestent. Chez les Nuers, de la haute vallée du Nil, les femmes infertiles deviennent des hommes aux yeux de la société. Elles se font même appeler « papa ». En Côte d’Ivoire, l'avunculat consiste à déléguer la responsabilité éducative à un membre de la famille élargie (un oncle, par exemple) sans que le lien avec la·le géniteur·rice soit rompu. En France aussi, jusqu’au début du 20ème siècle, il était courant de donner un·e de ses enfant·e·s à un proche qui n'en avait pas.
Des éléments intéressants au sujet du rôle des pères sont à retrouver dans différentes coutumes. C’est le cas notamment de la « couvade » propre à l’Amazonie et aux Aborigènes d’Australie. Là-bas, l’homme a la responsabilité de participer énergétiquement à la venue du bébé. Les quarante premiers jours après l’accouchement, le père reste dans une position allongée et prend le temps d’insuffler à sa·on petit·e toute la vitalité nécessaire pour qu’iel grandisse avec force. Cette couvade s’accompagne de restrictions comportementales et alimentaires. La diète stricte à laquelle il est soumis ne lui permet de boire que de l'eau chaude.
Plusieurs sociologues préfèrent donc parler de « parenté plurielle », d’autant que Saïl Karsz en distingue quatre formes : biologique (géniteur·ice), psychologique (la·le parent·e se définit par son souhait d'avoir un enfant), sociale (l'éducateur·ice, qui s'occupe de l'enfant et répond à ses besoins) et juridique (la·le responsable légal).
La maternité et le modèle familial tels que je les concevais n’étaient en fait qu’une interprétation parmi d’autres. Mais concrètement, quels en sont les exemples ? Déjà, l’idée selon laquelle la mère biologique d’un·e enfant·e est la seule responsable de son éducation n’est pas bonne.
Il faut tout un village pour élever un enfant. Un proverbe africain
Il y a 1,8 million d'années déjà, les Homo erectus avaient l’habitude de s’occuper des enfant·e·s en groupe après le sevrage. L’allaitement était souvent réalisé par une autre femme que la mère, tout comme le prémâchage des petit·e·s ou encore leur garde. Quant à leur soin, il était régulièrement confié aux femmes ayant déjà donné vie mais dorénavant trop âgées pour pouvoir à nouveau être mère.
Ces recherches me mènent à lire au sujet des « mères dans la lactation ». Ces femmes qui décident d’allaiter des bébés qui ne sont pas les sien·ne·s. En Islam, toute nourrice est nommée mère dès qu’un·e enfant·e a tété son sein. Les enfants de cette femme deviennent d’ailleurs ses « frères et sœurs de lait » et sont contraint·e·s par les mêmes lois d’interdiction de l’inceste que celles qui s’appliquent.
Ces « mères dans la lactation » ne sont cependant aucunement considérée comme parente du nourrisson dans le domaine de l’héritage par exemple. En Inde par contre, la tribu des Khasi du Meghalaya est un des rares exemples de sociétés matrilinéaires. En plus de jouer un rôle essentiel dans la maternité et la gestion de la famille sur tous les plans, les femmes Khasi sont responsables de l’héritage étant donné que celui-ci est transmis par la lignée maternelle.
Impossible d’aborder la maternité d’un point de vue anthropologique sans parler des cas où celle-ci est strictement réglementée. La situation en Chine à partir de 1995 pousse à la réflexion. Cette année, la politique de l’enfant unique est instaurée dans le but de mettre fin à une croissance démographique qui devenait hors de contrôle en Chine. Les couples qui ne s’y conformaient pas risquaient un avortement forcé, une stérilisation, une amende sévère ou encore la destruction de leur demeure. Entre 1971 et 2015, plus de 336 millions d’avortements, dont plusieurs contraints, ont d’ailleurs été pratiqués en Chine.
En 2006, si l'on met de côté les enfants atteints de pathologies, près de 98 % des enfants chinois proposés à l'adoption par Médecins du monde étaient des filles. Cette statistique effarante s’explique par le fait que les filles sont vues comme des « investissements non-rentables » étant donné qu’elles rejoignent à terme la famille de leur mari, au contraire des garçons qui pouvaient brûler l’encens sur l’autel des ancêtres et permettre à leurs parents de recevoir de terres supplémentaires de la part de l’État.
Cet exemple participe comme les autres à une réflexion que nous gagnerions à entretenir. Le monde se distingue par sa combinaison de complexité et de simplicité. Il est assez aisé de trouver des différences mais aussi des atomes crochus entre les différents peuples. Le tout est d’être conscient·e de cette diversité. La maternité est un de ces sujets qui nous le permettent. Déconstruire pour mieux reconstruire. Quelques semaines de recherches pour revoir ce que je pensais acquis sur une vingtaine d’années. Le défi était de taille. Je ne sais pas si j’y suis parvenu tant je referme mes livres avec l’impression d’avoir ouvert les yeux sur l’immensité de ce que je ne sais pas.